ELIE BORGRAVE. L’Equilibre des contraires
Texte Virginie de Borchgrave. Photos Dominique de Borchgrave
Il était grand, élégant, le verbe facile et acerbe, aussi à l’aise en français qu’en anglais qui était sa langue maternelle. Il était hors norme à tous points de vue : par son allure, ses propos, ses idées, sa vision du monde, difficile à comprendre dans les années 80 et plutôt d’actualité aujourd’hui… Un vrai aristocrate. Il avait vécu en Angleterre, au Brésil, aux Etats-Unis où il avait même fondé une école d’art. Il est de la génération de Willem de Kooning, un peu plus jeune que Jackson Pollock avec lequel il aurait eu, un jour une altercation qui est devenue légendaire dans la famille, quand on sait combien l’artiste est devenu célèbre ! Il avait eu là-bas une femme et deux filles, Sémira et Nicole, qu’il quitta à l’adolescence pour revenir en Europe, d’abord en Italie puis en Belgique où il refit sa vie. Avec une femme plus jeune que lui, mondaine qui le réintroduisit dans la haute société. Il était heureux de tout cela : de peindre -ce qu’il n’a jamais arrêté de faire (presque) tous les jours de sa vie- dans une magnifique grange à la frontière belgo-hollandaise, transformée en atelier où il créait en silence et recevait les hôtes de passage qu’il initiait à l’art moderne. Il était intarissable sur le sujet et avait des dizaines de toiles à montrer car il était très prolixe et plein d’énergie. Il peignait, lisait et jouait au golf. Tout ce qu’il faisait, il le faisait bien, très bien même. C’est là que j’ai eu la chance de le connaître, de discuter avec lui, de sa peinture, mais aussi de philosophie, de la vie. Il m’aimait bien et moi aussi, je l’aimais bien. Il savait surtout que j’admirais son travail au-delà de la relation que j’avais avec son fils. Il était comme un maître dont on appréciait les idées ou non. Peu importe. Il ne se formalisait pas. Il était capable de partir, quitter sur un coup de tête, les amis qui n’étaient pas d’accord avec lui. Pas de compromis avec Elie. Il était fait d’un bois sec, coupant et résistant. Un jour, longtemps après sa mort, je suis avec son fils (qui était devenu entretemps mon mari) à une rétrospective de Nicolas de Staël au Centre Georges Pompidou à Paris. Je tombe sur une toile identique à celle de mon beau-père… Je suis un peu perplexe et me dis ‘Oh dommage’ en prenant soin de noter la date de l’œuvre. En rentrant à Bruxelles, je vais voir la date du Borgrave qui m’y avait fait penser et je constate avec étonnement qu’elle est antérieure à celle de Nicolas de Staël ! Et là, me reviennent instantanément à l’esprit les natures mortes ou les collages de Picasso, Braque et Juan Gris… Même époque, mêmes inspirations, mêmes styles.
Je vous laisse maintenant lire le communiqué de presse du musée et découvrir les différentes périodes de cet artiste aussi méconnu que talentueux. Qui prendra certainement place un jour au panthéon des plus grands. Laissons le temps faire son œuvre. Entretemps, l’exposition est magnifique. Il en aurait été très fier.
Jusqu’au 24 septembre 2017
Musée d’Ixelles
71, Rue Jean Van Volsem
B-1050 Ixelles
Tél. : +32 2 515 64 27
Ouvert du mardi au dimanche de 9h30’ à 17h. Fermé les lundis & jours fériés
Entrée : 8 EUR plein / 5 EUR réduit
Un livre écrit à l’occasion par Denis Lamoureux (le commissaire de l’exposition) & Anthony Spiegeler aux Editions Snoeck est en vente au musée au prix de 28 EUR
www.museedixelles.be
également à voir:
Le communiqué du musée
ELIE BORGRAVE. L’équilibre des contraires est la première rétrospective consacrée à cet artiste dont la peinture est entièrement dédiée à l’abstraction. Une quarantaine de tableaux et dessins datés des années 1940 aux années 1990 permettent de découvrir une œuvre singulière et méconnue dans l’histoire de l’abstraction après 1945. Des pièces d’archives et des photographies anciennes montrent l’homme qui se tient derrière l’artiste. Ces documents inédits permettent aussi au visiteur de pénétrer dans l’intimité de l’atelier. L’exposition suit la chronologie de la vie de peintre menée par Borgrave (1905-1992).
Période bruxelloise (1946-1948) : une abstraction inspirée par le cubisme
Tout commence à Bruxelles en 1946 quand Borgrave expose ses premiers tableaux à la Galerie Louis Manteau. Cette galerie avait servi de rampe de lancement à de jeunes artistes pratiquant l’abstraction, comme Mig Quinet. Bien qu’il soit picturalement proche de la Jeune Peinture belge, il maintient une distance avec ses homologues. En 1948, il part aux États-Unis avec la conviction que l’avenir de l’art moderne se jouera sur le sol américain.
Période américaine (1948-1955) : une approche européenne du tableau abstrait
Arrivé aux États-Unis en 1948, l’artiste participe alors à divers événements collectifs avant de connaître en janvier 1955 une première exposition personnelle au sein de la Stable Gallery de New York. C’est là que des artistes comme Rauschenberg, Pollock, Twombly, et bien d’autres encore, exposaient leurs nouveaux tableaux. Toutefois, contrairement à ces derniers, Borgrave reste attaché à une tradition européenne dans sa conception de l’art abstrait. Son sens de la composition s’enracine dans le cubisme de Picasso. Son goût pour la couleur trouve une assise historique dans le fauvisme. Comme Kandinsky, Borgrave voit dans le tableau un élargissement poétique du monde.
Jusque-là dans mon œuvre, la recherche de la perfection a souvent choisi l’expression ou l’émotion. Cela a demandé, ces dernières années, de découvrir dans le travail une finalité croisée. Les conclusions philosophiques restent à être dessinées.
En Italie (1955-1958) : matiérisme
En 1955, Borgrave revient en Europe. Il vit en Italie, près de Naples. Le climat esthétique international est tourné vers la célébration de la matière picturale. Au début des années 1960, de nombreux peintres s’intéressent à la relation entre la forme donnée par l’artiste et la matière brute. Pour les peintres belges, le matiérisme reste pigmentaire. C’est ici qu’il faut situer l’apport de Borgrave. Comme Serge Vandercam, Bram Bogart, Antoine Mortier, Mig Quinet et tant d’autres, Borgrave s’attache viscéralement à la peinture tandis qu’en France (Dubuffet), en Italie (Burri) ou en Espagne (Tapiès), le matiérisme se nourrit de matériaux hétérogènes dont la trivialité trace les contours d’une contre-culture qui culminera dans les événements de mai 1968. Borgrave n’emprunte pas cette voie qui conduit hors de la peinture. Son approche picturale du matiérisme est basée sur la maîtrise du geste et sur le principe – européen – de composition. Borgrave met en place un schéma récurrent : produire un mouvement centrifuge en donnant au spectateur l’impression que des formes s’écartent d’un noyau central pour tendre vers les limites du tableau.
La ligne n’est plus, comme en géométrie classique, l’apparition d’un être sur le vide du fond ; elle est, comme dans les géométries modérées, restriction, ségrégation, modulation de la spatialité.
Période hollandaise (à partir de 1962) : le signe, entre cinétisme et minimalisme
Borgrave s’installe près de Paris de 1958 à 1962, puis il revient à Bruxelles avant de se fixer définitivement dans le village hollandais de Zuidzande, non loin de Knokke-le-Zoute. Le début des années 1960 est une phase de transition. Sur le plan personnel, la vie de l’artiste connaît un nouveau départ. Sa carrière redémarre en 1963 quand le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles lui consacre une première exposition. Plusieurs galeries belges et hollandaises suivent le mouvement. Picturalement, il délaisse le matiérisme. Ce qu’il recherche désormais, c’est la mise en scène d’un signe. Le motif du cercle intéresse d’abord Borgrave. Dans cette série de tableaux, la peinture porte l’empreinte du geste déployé pour tracer le cercle : son histoire est celle de sa fabrication. La question de la durée s’invite ainsi dans la conception du tableau. Significativement, l’artiste évacue les effets de matière et, à l’instar de Paul Klee, il modifie ses formats en privilégiant un support horizontal plus adapté au déroulement du temps. Cette question du temps amène ensuite Borgrave à produire des effets cinétiques par la mise en scène de bandes verticales évoquant la recherche menée au même moment par un artiste comme Walter Leblanc. Mais là où ce dernier cherchait à explorer de nouveaux moyens d’expression, Borgrave reste attaché à la peinture. Au cours des années 1970 également, l’artiste multiplie les tableaux composés de deux signes géométriques qui s’imbriquent pour donner au spectateur l’impression d’un équilibre visuel reposant sur la complémentarité des contraires. Son intérêt pour la pensée orientale constitue le fondement de cette peinture évoquant par des moyens picturaux la plénitude de la spiritualité zen.
Ordre, équilibre, harmonie : symboles de la paix. Voilà ce que j’ai voulu exprimer dans un langage plastique dépouillé qui s’apparente peut-être à une certaine forme de bouddhisme.
Chronologie
1905 Naissance d’Elie de Borchgrave d’Altena à Bruxelles.
1938 Après avoir découvert le cubisme dans une exposition, Borgrave décide de se former seul à la peinture. Démobilisé durant la Seconde Guerre mondiale, il vit au Royaume-Uni et reprend la peinture en 1942.
1946 Première participation à une exposition qui se tient à Bruxelles, à la Galerie Louis Manteau.
1948 Borgrave part aux États-Unis. Il s’installe dans le port de Stonington à 150 kilomètres de New York. Il participe à plusieurs expositions collectives.
1955 Première exposition personnelle de Borgrave, à la Stable Gallery à New York. Cette année est aussi celle du retour en Europe. L’artiste se fixe dans la région de Naples, mais il expose à Rome, notamment à la Galleria Nazionale d’Arte Moderna où il expose des tableaux matiéristes.
1963 Après avoir vécu en région parisienne de 1958 à 1962, Borgrave se fixe à Zuidzande, près de Knokke-le-Zoute. Le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles lui consacre une exposition qui relance sa carrière. Il consacre sa peinture à la notion de signe, notamment le cercle et la croix.
1969 Borgrave expose à nouveau au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, puis au Musée Dhondt-Dhaenens. Son approche picturale du signe prend une orientation cinétique. Dans d’autres tableaux, Borgrave met en scène deux signes dont l’imbrication érige la peinture en modèle visuel d’une complémentarité équilibrée des contraires.
1989 Borgrave revient à Bruxelles. Il s’éteint en 1992.
Commissariat
Denis Laoureux est commissaire de l’exposition et professeur d’histoire de l’art à l’ULB, en charge des cours relatifs à l’art moderne et contemporain.
En parallèle à l’exposition
Elie Borgrave est le premier ouvrage de synthèse consacré à cet artiste dont la peinture est entièrement dédiée à l’abstraction. Près de 150 tableaux et dessins réalisés entre les années 1940 et 1990 permettent de (re)découvrir une œuvre qui puise ses sources dans la dynamique des contraires : le chaos des lignes et la sérénité des champs de couleur, la diversité de la palette et l’aspiration à la monochromie, les effets de rythme et la suspension du temps… Le livre présente également des documents qui retracent une carrière qui commence en 1946 à Bruxelles et se prolonge aux États-Unis. À New York, Borgrave est repéré par la Stable Gallery où il expose des tableaux abstraits en 1955. En 1962, l’artiste se fixe en Belgique et poursuit une exploration du langage de la peinture abstraite qui le conduit à évoquer par des moyens picturaux la plénitude de la spiritualité zen. Un livre pour des amateurs d’art abstrait en quête de nouvelles découvertes.
1 comment
Julien d'Altena says:
Jun 21, 2017
Top article comme d’habitude !